Il y a cette idée reçue qui voudrait qu’on soit soit rêveur, soit réaliste. Soit dans les nuages, soit les pieds sur terre. Comme si vision et pragmatisme étaient deux mondes irréconciliables, deux façons d’être qu’il faudrait choisir.
La réalité suggère le contraire.
La fausse opposition
Le visionnaire sans pragmatisme reste un rêveur improductif. Le pragmatique sans vision devient un simple gestionnaire de l’existant. Ni l’un ni l’autre ne transforme vraiment le réel.
Les grands transformateurs de l’histoire ne se contentaient pas d’imaginer – ils construisaient, testaient, ajustaient, négociaient, faisaient face aux obstacles. Leurs visions auraient été lettres mortes sans cette capacité à les matérialiser malgré les contraintes.
À l’inverse, combien de projets « réalistes » échouent parce qu’ils manquent d’horizon, de cette force magnétique qui attire les énergies et donne du sens aux efforts quotidiens ?
Le pragmatisme n’est pas le renoncement
Être pragmatique, ce n’est pas renoncer à ses ambitions. C’est accepter le chemin.
Quand on plante un jardin-forêt, on sait que certains arbres mettront des décennies à produire. Le pragmatisme ne consiste pas à abandonner le projet parce que c’est long. Il consiste à planter quand même, à commencer par les espèces à croissance rapide qui nourriront à court terme, à créer les conditions pour que le système s’établisse progressivement.
Le pragmatisme, c’est la stratégie du vivant appliquée aux projets humains.
C’est comprendre qu’une activité génératrice de revenus aujourd’hui finance la construction d’un projet à impact demain. Que chaque initiative crée un réseau de relations qui portera d’autres ambitions. Que chaque petite victoire prépare le terrain pour les suivantes.
La vision n’est pas l’évasion
Et la vision, dans tout ça ? Elle n’est pas une fuite du présent. Elle est ce qui donne une direction au présent.
Sans vision, on gère. On répond aux urgences. On survit. Avec elle, chaque action quotidienne devient un pas vers quelque chose de plus grand. La même tâche prend un autre sens quand elle s’inscrit dans une trajectoire.
La vision transforme la contrainte en opportunité. Elle permet de voir dans l’obstacle non pas un mur, mais un matériau pour construire différemment.
Développer plutôt qu’inventer
Il existe une distinction fondamentale entre inventer et développer. L’inventeur crée ex nihilo. Le développeur compose avec ce qui est là – les ressources disponibles, les talents présents, les opportunités qui se présentent – et les fait évoluer vers leur potentiel maximum.
C’est une posture d’entre-deux. Entre le réel et le possible. Entre ce qui est et ce qui pourrait être.
Cette posture demande à la fois une vision claire de la destination et une lecture fine du terrain. Elle exige de savoir où l’on va tout en restant attentif à ce qui émerge en chemin.
L’art de l’ajustement permanent
Le pragmatisme de la vision, c’est aussi accepter l’ajustement constant. La vision donne le cap, mais le chemin se dessine en marchant.
Un projet était imaginé d’une certaine manière, et la réalité impose d’autres formes. Ce n’est pas un échec, c’est le processus même du développement. Le vivant ne pousse jamais exactement comme prévu – il s’adapte aux conditions, trouve son chemin entre les pierres, se détourne vers la lumière.
Les projets porteurs de sens sont vivants. Ils ne suivent pas des plans figés, ils évoluent, se métamorphosent, surprennent parfois leur propre créateur.
Les zones d’interface
Les écosystèmes les plus fertiles se trouvent dans les zones d’interface – l’estuaire où le fleuve rencontre la mer, la lisière où la forêt touche la prairie, le rivage où la terre dialogue avec l’océan.
Le pragmatisme et la vision forment une telle zone d’interface. Le pragmatisme apporte la stabilité, le concret, le tangible. La vision apporte le mouvement, l’immensité, les horizons. Et c’est à leur rencontre que naissent les projets qui transforment durablement.
Cette fertilité des interfaces n’est pas un hasard. C’est là que circulent les nutriments, que se croisent les espèces, que se créent les conditions de l’innovation et de la résilience.
La patience active
Le pragmatisme de la vision demande une qualité rare : la patience active.
Pas la patience passive de celui qui attend que les choses arrivent. Mais la patience de celui qui plante, qui arrose, qui soigne, jour après jour, en sachant que les fruits viendront en leur temps.
C’est la patience du surfeur qui observe l’océan, qui lit les séries, qui positionne sa planche au bon endroit au bon moment. Il ne peut pas créer la vague, mais il peut se préparer à la prendre.
C’est la patience du capoeiriste qui répète les mouvements, qui développe sa malicia, qui apprend à lire le jeu de l’autre. La maîtrise ne vient pas d’un coup, elle se construit dans la répétition consciente.
L’art de la transformation durable
Si l’on devait résumer ce que signifie être à la fois pragmatique et visionnaire, on pourrait dire ceci : c’est avoir les yeux fixés sur l’horizon tout en marchant attentivement sur le chemin.
C’est savoir où l’on va, sans ignorer où l’on est.
C’est rêver grand, tout en commençant petit.
C’est tenir le cap, tout en acceptant les détours.
C’est comprendre que la vision sans action est une illusion, et que l’action sans vision est une agitation stérile.
Le pragmatisme de la vision, c’est l’art de transformer le monde, pas en le révolutionnant d’un coup, mais en le développant, patiemment, stratégiquement, durablement. C’est choisir d’être un agent de changement plutôt qu’un spectateur ou un critique.
Un pas à la fois.
Dans la bonne direction.
Avec détermination et souplesse.
Dans un monde dans un monde.
